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« Tu as été très convaincant, Mitchell, déclara Jargo. Je suis fier de toi. C’était une conversation difficile.

— Je ne veux pas que toi et Dezz lui fassiez du mal ».

Mitchell Casher ferma les yeux.

« Personne ne veut lui faire de mal. »

Jargo posa une tasse de café devant Mitchell.

« Désolé de te critiquer, mais ça fait longtemps que tu aurais dû lui parler de nous. »

Mitchell secoua la tête.

« Non.

— J’en ai parlé à Dezz dès qu’il a été en âge de comprendre. Maintenant on travaille ensemble. C’est très agréable de travailler avec son fils.

— Je voulais une vie différente pour Evan. Tout comme tu voulais une vie différente pour nous tous.

— J’apprécie le sentiment, mais il est déplacé. Tu ne lui faisais pas confiance, alors tu nous as mis sérieusement en péril, tu as augmenté le risque qu’il soit utilisé par nos ennemis. » Jargo remua son café. « Tu as eu l’air de regagner sa confiance, du moins dans une certaine mesure.

— Je l’ai regagnée, répliqua Mitchell d’une voix dure. Tu n’as pas à douter de lui. Ta vidéo l’a convaincu. Il a une fausse pièce d’identité, il a de l’argent, il peut venir ici tout seul.

— Ça m’ennuie qu’il ne nous ait pas laissés aller le chercher. Ça m’ennuie beaucoup. Ça pourrait être un piège de la CIA.

— Tes contacts t’informeraient s’il avait été retrouvé.

— J’espère. » Jargo but une gorgée de café, regarda Mitchell. « Il a semblé s’adoucir à ton égard, mais je suis sceptique.

— Je peux persuader mon fils que nos intérêts sont aussi les siens. Tu me fais confiance, non ?

— Bien entendu. »

Et tout en affichant une mine soucieuse, Jargo esquissa un sourire plein de regrets. Sur quelle phrase s’ouvrait Anna Karenine ? Bast lui en avait offert un exemplaire une semaine avant que Jargo ne le tue. La phrase était un ramassis de foutaises, comme quoi chaque famille malheureuse avait son malheur propre. Au moins, estimait-il, les Jargo et les Casher étaient réellement uniques dans leur malheur.

Il laissa Mitchell seul dans sa chambre et retourna à la cuisine du rez-de-chaussée. Il voulait réfléchir au calme.

Le jeune homme pouvait mentir quand il affirmait posséder l’ordinateur portable de Khan, mais Jargo jugea qu’il disait vrai. Récupérer son père lui tenait trop à cœur. Il se demanda si Dezz se battrait avec autant d’ardeur pour lui. Il se dit que non. Ce qui était une bonne chose, car il était stupide de mener un combat qui ne pouvait être gagné.

Et il exécrait la stupidité. Il avait soulagé le monde du fardeau de deux idiots aujourd’hui même. Khan était devenu trop fainéant, trop suffisant, trop égocentrique. Sa perte et celle de Pettigrew en tant que client étaient des revers, mais rien qui ne puisse être surmonté. Il pouvait confier à Galadriel les tâches de Khan ; sa loyauté était incontestable, elle n’avait pas de progéniture amère à mater et ne s’était pas développé un ego démesuré dans des conseils d’administration. Pettigrew avait mis longtemps à payer pour une exécution à Moscou, celle d’un important agent de la CIA qu’il n’aimait pas personnellement et dont il convoitait le poste. Par la grâce de Dieu, Khan n’avait rien à voir avec les propriétés de Jargo aux États-Unis ; sinon il aurait été trop risqué de rester là, dans cette maison, sous le ciel noir et vide.

Jargo se reversa du café, observa la vapeur qui s’échappait de la tasse. Evan n’arrivait pas à accéder au portable ; au moins, Khan avait fait une chose de bien. Et Mitchell avait, à en croire ce qu’il avait entendu, attiré son propre fils dans un piège mortel.

Il demanderait à un agent des Deeps d’exécuter Evan après la livraison de la liste des clients et du portable de Khan. Sans tuer Mitchell, bien entendu : une exécution à distance, avec un fusil longue portée pour tireur d’élite. Il soupçonnait que Mitchell voudrait parler à Evan en tête à tête. Le mieux serait de mettre en scène une attaque contre le père et le fils, décida-t-il ; le pauvre Evan ferait un pas du mauvais côté et sa cervelle se retrouverait pile sur la trajectoire d’une balle. Il aimait cette approche car elle entretiendrait la rage de Mitchell, elle le rendrait plus facile à manipuler. Evan mort, Donna morte, son chagrin pourrait rendre Mitchell encore plus productif dans les années à venir.

Mais il devait se préparer à toute éventualité, faire comme si la rencontre avec Evan était un piège organisé par la CIA, et bloquer toutes les sorties. Il saisit un téléphone portable, passa un coup de fil.

Puis Jargo broya un sédatif dans un verre de jus d’orange pour que Mitchell reste tranquille et monta la boisson droguée à l’étage. La nuit promettait d’être longue.